Entretien avec Didier Jean et Zad – UTOPIQUE
de Claudine Charamnac Stupar
Interview parue dans NVL (Nous voulons lire) n°204 – Juin 2015
C.C.S. : On remarque dans votre production plusieurs albums sur des sujets délicats, peu traités en LEJ, et souvent peu « parlés » avec les enfants voire carrément tabous au sein des familles; des problèmes d’adultes (dépression, chômage, violence) qui pèsent pourtant sur des vies d’enfants… Les Jours noisette parle d’un père en prison, et des visites du fils au parloir ; Les Artichauts aborde les violences conjugales, dans Parle moi Papa, l’enfant est confronté à un père chômeur dépressif… Comment ces livres sont-ils nés ?
D.J.&Z. : Faut-il parler de sujets délicats ou tabous ? Les enfants ont rarement ce genre de réflexion, ils n’ont pas ce regard adulte sur le livre. Pour eux, il n’y a pas de sujet interdit. Au contraire, ils ne se privent pas de poser des questions. Ils sont prêts à tout entendre pourvu que l’histoire soit bien menée, et que l’on s’adresse à eux avec des mots appropriés.
Les Jours noisette, que vous citez, ne parle pas de la prison, mais de l’impertinence et de l’admiration d’un fils pour son père.
Les Artichauts aborde-t-il les violences conjugales ou le point de vue d’une petite fille qui ne veut plus voir sa maman se faire battre et qui se projette dans un avenir où sa vie sera belle ?
Parle-moi papa ne nous parle pas d’un père au chômage, mais d’un enfant qui souffre des non-dits.
Les 5 poches évoque-t-il la symbolique de l’héritage ou plutôt l’acceptation de soi tel qu’en soi-même ?
Chacun de ces titres brosse une situation, sans en gommer les aspérités. En somme, Utopique est une maison d’édition pour élargir le champ des possibles.
Avec des histoires qui racontent comment ça marche, un être humain. Des histoires qui font écho à nos émotions, interpellent et questionnent. Des histoires uniques pour aider petits et grands à ouvrir les yeux sur le monde et à s’ouvrir aux autres. Lorsque l’on affronte les problèmes du réel, lorsque l’on ose poser des mots sur les maux, sans provocation inutile, on se fait du bien.
C’est en ce sens que vous entendez le titre de la collection BISOUS DE FAMILLE ? J’entends aussi « bijoux de famille » comme ce qui est bien gardé au sein de la famille, caché à tous ceux qui lui sont extérieurs (à l’école par ex), et comme ce qui se transmet aussi ?
Vous avez raison, la famille, et plus largement les relations humaines sont au cœur de cette collection. Tout ce que nous vivons au sein de la famille a une saveur particulière. Et c’est si important ! Pour les petits comme pour les grands. Un véritable trésor qui se transmet de génération en génération avec amour et tendresse, d’où l’idée de Bisous de famille.
En effet, on pense à la grand-mère qui porte une parole et tient un rôle-clé pour la petite dans Les Artichauts. Les albums évoqués sont pourtant plus marqués par le secret (voire le secret honteux) et le silence, celui des pères et des mères souffrants, silence qui donne toute la place à l’angoisse de l’enfant. Avez-vous eu des retours d’enfants pour qui ces livres ont été utiles ? Les pensez-vous comme tels ?
Oui, le livre en général est un véritable révélateur. Et celui-ci en particulier. Encore récemment, nous avons vu une petite fille de 7/8 ans tendant l’album sans un mot à sa mère, après l’avoir feuilleté et insistant silencieusement mais fermement pour qu’elle l’achète. Leurs regards échangés à ce moment-là étaient si parlants…
Un autre souvenir : nous sommes dans une classe de moyenne section de maternelle. Nous proposons d’aider les enfants à inventer une nouvelle fin pour Parle-moi papa. L’enseignante est réticente, le sujet lui semble épineux. Mais les élèves sont si enthousiastes à la seule vue du titre, que les idées fusent, balayant les doutes de la maitresse. Une séance mémorable où nous découvrons notamment que ces petits de 4 ans connaissent très bien Pôle Emploi… Ils vivent au quotidien le silence de leurs parents qui, comme leur professeure, les pensent trop jeunes pour comprendre.
Un autre exemple avec cette jeune maman qui nous écrit après avoir découvert Mais quelle idée ! Depuis la disparition de leur grand-mère, ses enfants réclament chaque soir la lecture de cet album, s’identifiant certainement à Tibelle, l’héroïne de Pascal Brissy, avec qui ils partagent la mort d’un proche.
Enfin, nous pensons aussi à cette mère qui, émue par Les 5 poches, nous le fait dédicacer à son fils de 35 ans pour lui faire comprendre ce qu’elle ne peut pas lui dire de vive voix.
Justement, quand vous concevez le livre, à qui vous adressez-vous principalement, aux enfants réellement concernés par ce sujet pour qu’ils trouvent un écho à leur vie et à leur questions tues – ou aux adultes pour qu’ils saisissent ce que vivent ces enfants, et les accompagnent ? Ainsi, pour vous, est-ce des livres à lire seul par l’enfant ou à partager avec un adulte ?
Bien sûr, spontanément, nous sommes tentés de vous dire que ce sont des livres à partager entre générations. Ils sont aussi là pour créer du lien, mais pas besoin de vivre dans une famille où règnent les violences conjugales pour apprécier Les Artichauts, par exemple, c’est juste important de savoir que cela existe. N’oublie jamais que je t’aime, avec ses mots durs et ses mots doux, est un message d’amour que nous tous oublions parfois d’envoyer. Tout comme Mon Extra grand frère où la douceur et la douleur se mêlent au milieu d’une fratrie. Ces histoires peuvent être abordées dès 5/6 ans.
En revanche, concernant Les 5 poches, C’était écrit comme ça ou Paris-Paradis, nous les conseillons plutôt à partir de 8/10 ans. En tant qu’auteurs, nous écrivons autant pour les adultes que pour les enfants. Soit parce que l’adulte sera le médiateur entre le livre et l’enfant non-lecteur, soit parce qu’il trouvera dans l’ouvrage une résonance avec sa propre enfance, ou un moyen indirecte de s’adresser aux siens.
Pourquoi fictionnaliser ces sujets ? La réaction des adultes est parfois de rejet, que répondriez-vous à ce reproche de « faire histoire » avec ces souffrances d’enfants ?
Nous ne vivons pas les choses ainsi. De notre point de vue, et c’est notre expérience de parents qui nous l’a appris, parler met de l’huile dans les rouages familiaux. Parler fait tant de bien aux êtres humains. Et dans bien des familles, ce ne sont pas les sujets de blocage et d’incompréhension qui manquent. Il nous semble que l’album est un bon vecteur de cette parole. Lorsqu’un parent, un grand-parent vous demande, la voix chargée d’émotion, si vous auriez un album sur la mort, parce que son (petit)-fils/sa (petite)-fille lui pose sans cesse des questions, vous n’allez pas lui conseiller un documentaire. Vous avez plutôt envie de lui raconter une histoire. C’est alors qu’il est important de trouver une mise en perspective qui permettra d’éclairer le sujet avec un point de vue original. Ce que réussit très bien l’auteur de Mais quelle idée ! avec sa pomme de pin.
Pourtant, il ne faut pas réduire la collection Bisous de famille au bureau des pleurs. L’Heure des mamans vous ravira par sa fraîcheur et son humour. Le Magasin de souvenirs vous déposera au milieu de l’univers très doux de Mamine. Comme deux confettis, vous racontera qu’en amour, un + un = trois. Oui, c’est comme ça. Notre déclic, c’est souvent une belle rencontre ou une découverte, ou une souffrance oui, c’est vrai, qui va provoquer l’envie, provoquer l’émotion si nécessaire à notre écriture. Avec au fond du cœur, la conviction qu’à travers ces fictions, l’enfant saisira l’occasion d’exprimer ses propres sentiments.
La question des images, de ce qu’on va donne à voir, n’est–elle pas plus complexe pour ces albums ? Comment l’abordez-vous ?
Vous mettez le doigt sur l’une des difficultés majeures, l’illustration. Trouver l’artiste qui va jouer sa propre petite musique pour raconter la même histoire, sans redondance. Cela demande bien des qualités, notamment savoir exprimer toute la symbolique d’une situation pour éviter un long discours. Exemple réussi avec Zaü dans Les Jours noisette qui vient juste de recevoir le Prix franco allemand pour la littérature de jeunesse 2014.
Didier Jean et Zad, vous êtes des auteurs publiés, qu’est-ce qui a amené la drôle d’idée de vous construire une « cabane d’édition » comme vous dites ?
Comme vous l’avez remarqué, nous sommes avant tout des auteurs de textes et d’images. Rien ne nous prédisposait à devenir éditeurs. D’autant que dès le début, nous avons été gâtés avec Marie Lallouet (Le Parcours santé) et Hélène Montarde (Zoum chat de traineau), nos premières éditrices chez Casterman et Milan. Ces deux maisons d’édition ont publié pendant dix ans les livres que nous imaginions, excepté quelques publications avec Christian Moire (Hachette jeunesse), ou Jacques Binztok (Le Seuil).
Ces expériences nous ont beaucoup appris quant à la place de l’éditeur. Comment il facilite l’accouchement par son enthousiasme. Comment il tempère dans les moments de crise. Comment il coopère avec les auteurs pour gommer les scories, aide à tendre certains ressorts qui transcendent une histoire. Merci à toutes ces personnes pour ce qu’elles nous ont apporté. Mais la roue tourne, et voilà qu’un jour nous prend l’envie de déménager, de quitter Paris et sa grande couronne pour une Terre de Ciel quelque part en Corrèze. Le désir de se rapprocher de la nature, de voir d’autres paysages. L’envie de prendre de la distance… Cette vie si différente a bouleversé notre vision du monde. Nous étions plus près des valeurs essentielles qui fondent la vie. Et c’est pourquoi deux ans plus tard, on s’est retrouvés à trois !
Devenir parents a changé bien des choses. Lire chaque soir une histoire à votre enfant est une activité somme toute très amusante. Mais elle nous a permis aussi de découvrir comment à travers un album, on peut libérer la parole entre celui ou celle qui lit et celui ou celle qui écoute. Comment l’histoire d’un autre va résonner avec la nôtre, nous aider à comprendre quelque chose sur nous-même.
Un besoin impérieux de s’exprimer autrement a jailli à ce moment-là. Et voilà, nous avons accouché de Deux mains pour le dire puis de L’agneau qui ne voulait pas être un mouton. Ces projets, refusés partout, ont finalement rencontré Françoise Matheu chez Syros. Un peu plus tard, Olivier Belhomme, et Stéphane Queyriaux (L’Atelier du poisson soluble) ont été séduits par Libellule.
Ces ouvrages qui ont compté, ont renforcé notre confiance. Et lorsque l’expo J’ai fait un rêve, peintures de Zad et musique de Didier, a promené sa scénographie dans quelques coins de France, nous avons édité un catalogue qui fut le premier ouvrage de 2 Vives Voix. L’idée de la « cabane » d’édition a éclos, comme ça, sans préméditation. Le joli succès du premier titre nous a permis de financer le second, L’Univers fascinant du Dominatus, livre tout aussi atypique, que nous avions réalisé pendant notre résidence d’auteur de huit mois à Bourges.
Ensuite, très vite, a germé l’idée d’une collection jeunesse, d’un lieu où l’on pourrait parler de tout, pourvu que ce soit avec délicatesse et originalité. Ainsi, nous avons imaginé Bisous de famille, comme une évidence. Le premier titre de cette collection, Envole-toi ! est emblématique des valeurs de transmission qui sous-tendent la collection. Oui, l’impulsion première de l’aventure Utopique, c’est l’envie de voir exister des projets auxquels nous tenons, des livres indispensables, c’est certain.
2 Vives voix est donc devenu Utopique : est-ce dire que la maison a dépassé l’histoire de famille pour s’inventer comme un lieu de tous les possibles ?
Nous avons tout suite voulu partager l’aventure avec d’autres, des personnalités très diverses, rencontrées sur le chemin de nos expériences passées et qui, comme nous, avaient envie de voir naitre des ouvrages sincères, utiles et forts. Ce comité de lecture est essentiel pour nous protéger du risque d’être juge et partie. Ensemble, nous lisons de nombreux textes, nous en discutons, et lorsqu’une bonne majorité vote « pour », nous publions. Ainsi en cinq ans, le catalogue a grandi de 26 titres et la « cabane » d’édition est devenue une réalité. Très vite, nous avons également ouvert les portes à d’autres auteurs ou illustrateurs. Profitons de l’occasion pour remercier celles et ceux qui nous ont fait confiance. À une époque où la propriété intellectuelle devient si virtuelle, si fragile, il est bon de rappeler que sans les auteurs, il n’y aurait pas de livre.
Sans les éditeurs non plus, il n’y aurait pas de livres, surtout ces dits « petits éditeurs» qui, hors des seules logiques économiques, ont un si grand rôle sur la scène littéraire, fabriquant des livres durables, loin du terrifiant turn over qui engloutit les livres dans les poubelles saisonnières… Ces éditeurs que vous êtes n’ont-ils pas phagocyté les auteurs en vous ?
On peut effectivement dire que la p’tite fabrique Utopique nous offre un espace de liberté, mais cette liberté d’expression a un prix. Car, sans être incompatible avec notre vocation d’auteurs, le travail d’éditeur est si chronophage que nous devons batailler jour après jour pour grappiller du temps, afin de rester des créateurs.
Didier Jean et Zad, je vous remercie vivement et vous laisse le mot de la fin.
Être un petit éditeur nous oblige à dégager une image claire pour pouvoir émerger. Et la collection Bisous de famille, avec sa ligne éditoriale très singulière, est un bel oriflamme. Merci à vous de nous avoir donné l’occasion de la faire connaitre.
Parallèlement, nous développons une autre collection, il était une voix, autour de livres-cd, ce qui nous permet d’associer nos passions communes (écriture, illustration et musique) sans thématique imposée, plus proche de la forme du conte, avec cependant les valeurs humanistes qui nous sont chères. Après Indigo et la réédition de Cuikomo, Gérard Moncomble nous offre Dansez, vieux géants !, qui parle de la difficulté d’être vieux et des ressources immenses du désir.